I
Des harengs au petit-déjeuner
— Salut, je m’appelle Géraldine,
on ne se connaît pas mais je suis la fille des voisins. J’ai perdu mes clés et
je n’ose pas rentrer chez moi de peur de réveiller mon beau-père qui est
insomniaque.
N’écoutant que mon grand
cœur, j’ai abandonné mon Spirou et
lui ai généreusement proposé de l’héberger.
De fil en aiguille,
entre deux étreintes, on s’est mis à parler de la vie, du réchauffement
climatique, de la mode des talons compensés, de notre petite enfance…
À un moment elle m’a
confié que son beau-père l’avait contrainte pendant des années à manger chaque
matin des harengs saurs au petit déjeuner, à tel point que pour échapper à
cette torture, elle avait fini par s’enfuir en Moldavie à l’âge de 17 ans
et n’en était rentrée que très récemment. Cette histoire m’a bouleversé car à
la maison on ne mangeait des harengs saurs que le dimanche avant d’aller à la
messe et du coup, je n’avais jamais éprouvé le besoin de m’enfuir de chez moi.
Vers huit heures, elle
m’a détaché les poignets, mordillé une dernière fois l’oreille, puis est
repartie comme elle était venue.
Je suis resté un long
moment encore alangui sur la table à repasser, repensant à cette merveilleuse
nuit d’amour.
Elle est belle,
intelligente, douce, sensible, pleine d’imagination, ses parents sont riches
(ils ont encore changé de tracteur l’année dernière)…
J’ai ressenti une
irrépressible envie de l’épouser.
II
Caca sur le paillasson
Après la sieste, j’ai
pris mon courage à deux mains et je suis allé sonner chez les voisins afin de
les prier de bien vouloir m’accorder la main de Géraldine.
Pour mettre tous les
atouts de mon côté, j’étais allé auparavant piquer au Champion un bocal de rollmops et trois boîtes de sardines à
l’escabèche que je comptais leur offrir en signe d’apaisement. (Il faut dire
que nous avions eu quelques dissensions par le passé, spécialement lorsque son
vieux faisait tourner pendant des heures le moteur de son Massey-Ferguson juste
sous les fenêtres de ma chambre à coucher et qu’excédé, je lui balançais sur la
tronche le contenu de mon pot de chambre.)
C’est justement lui
qui m’a ouvert.
— C’est quoi-t’y
donc qu’y voulait, l’Trouduc ?
— Salut
Marcel ! Comment qu’tu vas tu donc ? (Je suis obligé de causer comme
lui sinon il croit que je parle anglais).
— Qu’est-ce ça
peut-y bien lui foutre ?
— Écoute Marcel,
oublions le passé et enterrons nos vieilles quenelles, je suis venu t’offrir un
bocal de rollmops et des sardines à l’escabèche pour te montrer à quel point
j’suis soucieux d’arranger nos relations, et accessoirement, ben si tu pouvais
m’accorder la main de la Géraldine, j’t’en serais bien reconnaissant.
— Bon, d’abord, ses
rollroyces et ses sardines à l’escabeau, il peut s’les carrer dans l’fion, vu
qu’ici on mange jamais d’poiscaille, et d’aut’ part, c’te Géraldine dont qu’im
cause, j’avions point idée d’qui qu’ça peut bien être vu qu’chez moi y’a qu’ma
tendre épouse Roberta et nos trois gars, Riri, Fifi et Loulou, ceusses-là même
qu’il aperçoit juste derrière moi et qui vont gentiment lui botter l’cul
jusqu’au parking du presbytère s’il dégage pas d’ici fissa sa tronche de veau
et ses boîtes de rascasse.
Et vlam, il m’a claqué
la porte au nez.
En rentrant chez moi
– après avoir consciencieusement déféqué sur son paillasson – j’étais
bien perplexe, voire même carrément dubitatif. Cette Géraldine, que je n’avais
jamais aperçue auparavant et qui était venue la nuit précédente se jeter dans
mes bras en prétendant être la fille des Lanchois… qui était-elle en réalité et
où se trouvait-elle à présent ? La reverrais-je un jour, ou serais-je voué
à chérir en silence le souvenir de cette nuit torride qu’elle m’avait offerte
avant de disparaître à jamais ?
III
À L’Ami des Sports
Le lendemain matin, je
me suis réveillé en pleine forme ! J’avais rêvé de maman, ce qui est
généralement bon signe. Elle chantonnait La
mer, langoureusement allongée dans une baignoire remplie de céleri
rémoulade. C’est marrant à quoi ça tient les rêves… Quand j’étais petit, on
mangeait du céleri rémoulade tous les samedi midi pendant que papa faisait
tourner ses vieux disques de Charles Trenet sur le pick-up du salon.
Du coup, ça m’a filé
une pêche d’enfer et je me suis levé, bien décidé à oublier Géraldine, les
voisins, leur tracteur, et tout ce qui m’encombrait l’esprit ces derniers
temps.
J’ai bu un verre de
jus de cassis, mangé deux triscottes puis j’ai préparé mon sac à dos pour aller
à la piscine Saint-Ignace.
Là, j’ai fait des
allers-retours dans le pédiluve pendant plus d’une heure et ensuite pour me
détendre je suis allé jouer dix minutes dans le grand bain avec Pioupiou, mon
canard vibrant. Godefroid, le maître-nageur, est venu me rejoindre et on s’est
échangé des recettes de poulet basquaise tout en jouant à kikikrachelepluloin… Hahaha, c’était bien sympa !…
Ensuite comme chaque
jeudi, je suis allé boire un guignolet à l’Ami
des Sports. Je me suis assis à ma table fétiche, près du flipper. Ça
faisait pas cinq minutes que j’étais en train de lire Bibi Fricotin quand deux mains sont soudain venues se plaquer sur
mes yeux en même temps qu’une petite voix minaudait derrière moi :
— Coucou, devine
qui c’est ?…
— Humm… à vue de
nez je dirais qu’c’est la Françoise (Françoise, la patronne de l’Ami des sports, a un fumet bien
particulier, à mi-chemin entre le chou de Bruxelles et la bêtise de Cambrai).
— T’es trop fort
mon chou ! Allez, ramène tes fesses, on te demande au téléphone.
— Moi au
téléphone ? ? T’es sûre qu’y a pas équivoque ? En 15 ans de
jeudi-guignolet dans ton rade, c’est bien la première fois que quelqu’un
m’appelle…
— Magne-toi j’te
dis !… la petite demoiselle avait l’air pressée…
Je me suis précipité
au sous-sol pour prendre la communication.
— Allo ?
— Allo
François ? c’est Géraldine…
— Géraldine ! !
Eh bah ça alors, si j’m’attendais…
À ce moment là, deux
mains velues sont venues se plaquer sur mes yeux en même temps qu’une grosse
voix susurrait dans mon dos :
— Coucou, devine
qui c’est ?…
Je me suis retourné
d’un coup sec et j’ai juste eu le temps de voir la tronche de cake de Fifi
Lanchois qui me regardait en se marrant. À coté de lui, y’avait son frère
Loulou avec un bocal de cornichons à la main. Après, ça a fait comme dans un
film de Star Wars ; j’ai vu le
bocal grossir, grossir, et puis Paf !… ma tête a explosé.
IV
Patin à l’huile
Je suis en train de boire une bassine de
tilleul-menthe, assis en tailleur sous une éolienne au milieu de la Grand-Place
de Bruxelles. Les passants me bombardent de rondelles de concombre et les
chiens errants viennent distraitement me pisser sur les espadrilles. Au loin on
entend les vagissements d’une fanfare qui s’éloigne…
J’entrouvre
péniblement un œil… et je découvre la mère Françoise assise sur moi à
califourchon, en train de m’éventer avec le bottin du Morbihan.
— Où
chuiche ? Queche quiche pache ? articulé-je tant bien que mal en
crachouillant des petits bouts de dents sanguinolents.
— Ben mon pov’
chou, ils t’ont pas loupé ces sagouins ! Quand j’ai vu le Riri Lanchois
garer son tracteur devant le troquet, ses deux frères entrer en trombe, se
précipiter au sous-sol et en ressortir trente secondes plus tard en se marrant
comme des bas d’laine, j’me suis bien doutée qu’il avait dû s’passer kekchose
de pas très cathodique. Ah, les salopards ! Allez, tiens, bois ça, ça va
t’requinquer !
Elle extirpe une
flasque de gnôle de sous ses jupes ; je m’en saisis avidement et m’en
envoie une bonne lampée…
— Pouah ! ! !
mais c’est dégueulasse ce truc ! !
— Tss tss… fais
pas ta chochotte, rien de tel qu’une bonne rasade d’huile de foie de morue pour
se remettre d’aplomb… et pis arrête de bouger tout le temps si tu veux
j’t’enlève tous ces petits morceaux de ratiches qui t’collent aux commissures…
Elle s’approche de ma
bouche et direct, elle me roule une pelle.
— Non mais
arrête, t’es malade ! Et pis tu piques !
Je repompe illico une
bonne goulée d’huile de foie de morue, histoire de chasser le mauvais goût, et
je me relève tant bien que mal.
Le sol est jonché de
bouts de verre et de cornichons morts.
Le combiné du
téléphone pendouille tristement comme une vieille andouille de Guéménée. Je
suis sur le point de le raccrocher machinalement lorsque j’entends dans le
lointain une sorte de gargouillis.
Je tends l’oreille…
Y’a toujours quelqu’un
au bout du fil !… En train de sangloter à gros bouillons.
— Allo
Géraldine ? C’est toi ? ? Tu es toujours là ? ?
V
Roberta Lanchois
Pas de réponse, juste
la rengaine humide d’une chasse d’eau qui fuit, entrecoupée d’un bruit de
succion genre vieille ventouse asthmatique.
— Bordel Géraldine,
t’es là ? Mais réponds, quoi ! Pourquoi tu pleures, mon petit pinson
bleu ?
— Snif… C’est
pas… snif… Gé… ral… dine… snif… C’est… snif… Roberta… snif… Lanchois… snif…
— Madame
Lanchois ! Mais heu… qu’est-ce qui me vaut l’honneur du plaisir d’avoir le
privilège de pouvoir causer avec la génitrice en chef de ces putains d’enfoirés
de salopards qui viennent de me péter mes deux plus belles incisives à coups de
bocal de cornichons ?
— Snif… C’est
hier…. snif… m’sieur François… snif… y’a madame Lamoule… snif… la crémière…
snif… qui en passant devant la maison… snif… vous a vu faire caca… snif… sur
not’ paillasson… snif.. et qui l’a dit… snif… à mon mari… snif… Il était
furieux… snif… alors il a décidé… snif… de vous donner une bonne leçon… snif…
Aujourd’hui, mes fistons… snif… vous ont guetté… snif… et quand ils vous ont vu
entrer à L’Ami des Sports… snif… ils
m’ont obligée à vous appeler au téléphone… snif… en me faisant passer pour
cette Géraldine… snif… dont que vous sembliez si entiché… snif snif snif… Mais
ce que je n’savions point… ooouuuuiiinnn… c’est qu’ils avaient prévu de vous
assommer avec… snif… mon bocal de cornichons… un bocal de cornichons
millésimé !… Auquel je tenais… snif… comme à la truelle de mes vieux…
snif ! !… snif ! ! … Des cornichons qui m’avaient été
légués par ma grand-mère Lucienne… sniiiiiiiiiiif ! ! Je vous en
supplie m’sieur François, je ferai tout ce que vous voudrez, je repasserai vos
salopettes, je lécherai vos enveloppes, je vous montrerai mon cubitus, je vous
préparerai du gâteau de riz… tout c’que vous m’demanderez, mais par pitié…
ramenez-moi les cornichons de ma mémé Lulu ! ! ! ooouuuuiiinnn…
snif… snif… snif…
— Mais ma pov’
Roberta, ils sont tous morts vos cornichons ! tiens c’est bien simple, là,
maintenant, tout de suite, à l’instant même où je vous parle, ils sont là qui
gisent à mes pieds, inertes, zigouillés, kaput, out, dead, archi-rétamés,
hyper-canés, aussi clamsés que l’arrière grand-mère de Ramsès II,
tellement morts qu’ça fait pitié… Ah… quoique… attendez… oui… là-bas dans le
fond… il… m’semble que… ouais… j’crois bien qu’j’en vois un qui bouge encore…
— Mon Dieu,
quelle misère… snif… un seul survivant ! ! Je suis sûre que c’est
Michou, il a toujours été plus costaud que les autres… Ah, je vous en prie,
Monsieur François, ramenez-moi mon petit Michou afin que je puisse le choyer,
le dorloter, le bercer, le serrer contre mon sein…
— Dis donc, la
Roberta, z’auriez pas la sensation de charrier un peu, d’exagérer un chouilla,
voir même d’abuser un poil de tantinet, non ? Alors vot’ Marcel et vos
trois salopiots ourdissent sournoisement un complot visant à me péter les dents,
et une fois leur forfait accompli, pour fêter ça, faudrait que je vous ramène
gentiment votre cornichon ?
— Écoutez,
m’sieur François… cette Géraldine que vous recherchez… snif… Marcel m’a
interdit d’en parler à qui que ce soit… snif… mais… je sais qui elle est et où
elle se trouve… Je vous dirai tout… mais en échange, por favoooor… ramenez-moi mon petit Michou, ooouuuiiin, mon petit
cucurbitacé chéri ! ! !
— … … … bon…
écoutez-moi bien, Roberta… vous me brisez le cœur – et un peu les
roubignolles aussi, je dois bien l’dire – avec vos snifs et vos ooouuuiiin…
C’est d’accord, rendez-vous ce soir à dix-huit heures devant le confessionnal
de la chapelle Saint-Ignace… Je vous ramène votre cornichon, et, en échange,
vous me dites tout ce que vous savez sur Géraldine… Mais attention, je vous
préviens, pas d’entourloupe, sinon vot’ cornichon … je le bouffe ! !
— Aaaahhh ne
soyez pas si cruel… snif… ooouuuiiin… snif… snif… ooouuuiiin… ooouuuiiin… C’est
d’accord, Monsieur François, j’y serai sans faute… Mon Dieu il faut vite que je
raccroche, j’entends Marcel qui remonte de la cave…
VI
Le lapin de Saint-Ignace
Sept coups viennent de sonner au clocher de l’église Saint-Ignace.
Plus d’une heure que je poireaute devant le confessionnal. De Roberta
Lanchois, toujours pas l’ombre d’une queue de quenouille. Soit elle a eu un
empêchement, soit elle s’est choppé un Alzheimer fulgurant en matant TF1, soit
elle s’est carrément foutue de moi.
Pas la peine d’attendre plus longtemps, il est clair que la mère Lanchois
ne viendra plus. Je sors de l’église, j’arrive sur le parvis, soudain je
m’arrête net… Putain, j’ai failli l’oublier ! Je retourne dare-dare
récupérer Michou que j’avais mis à barboter dans le bénitier. Le pauvret est
là, tout tremblotant, transi de froid, qui me regarde avec des petits yeux
suppliants en faisant des brrrr…. brrrr…
brrrrrr… Je le saisis délicatement,
le serre au creux de mes mains et lui souffle dessus tout doucement pour le
réchauffer, puis je le dépose dans une petite thermos en bakélite que je range
dans la poche intérieure de ma vareuse. Je l’entends qui soupire de contentement.
J’en aurais presque la larme à l’œil… Merde !… c’est pas l’moment de
s’laisser aller !
D’habitude le jeudi soir, j’aime bien me taper une Suze-cassis au Reynitas, mais aujourd’hui, j’ai
vraiment pas la tête à ça. J’me suis fait casser la gueule par les frères
Lanchois, rouler une pelle à l’huile de foie de morue par la Françoise, poser
un lapin par Roberta et maintenant voilà que j’suis en train de devenir à
moitié gâteux à cause d’un cornichon.
Et avec ça, toujours pas le moindre début de piste pour retrouver
Géraldine… De toute façon, plus rien à battre de Géraldine !… Fini,
terminé, game over, j’veux plus en
entendre parler ; j’ai qu’une envie, rentrer direct à la maison, prendre
un bon bain chaud avec mon Pioupiou,
et me pieuter.
En arrivant rue Émile
Varech, j’aperçois un attroupement devant chez moi. Des gyrophares, les
pompiers, une ambulance… Bordel, qu’est-ce qui se passe encore ? ? Ah
non tiens, c’est pas chez moi, c’est en face, chez les Lanchois.
Au milieu de la foule,
j’aperçois Mme Lamoule :
— B’soir, Madame
Lamoule, mais qu’est ce qui s’passe-t’y donc ?
— Ah, Monsieur
Troudic, si vous saviez… Quel malheur ! Il paraît que c’est cette pov’ Mme
Lanchois qui s’est électrocutée en mixant sa soupe !
VII
Lettre et le néant
Non mais tu parles
d’une mouise ! Roberta Lanchois qui cane juste le jour où elle allait me
rencarder sur Géraldine…
De dépit, je repousse
la mère Lamoule alors qu’elle profite sournoisement de mon désarroi pour me
peloter les fesses. Elle perd l’équilibre et va s’étaler de tout son long sur
le brancard que deux infirmiers sortent au même moment de chez les Lanchois
avec le corps carbonisé de cette pauvre Roberta, pudiquement recouvert d’un
couvre-lit en dentelle.
Coincée dans le
caniveau entre le cadavre de Roberta et la roue arrière du tracteur de Marcel,
la mère Lamoule se met à beugler comme une boîte à meuh dans un concours de
karaoké. Tout le monde se démène pour essayer de la dégager, mais rien à faire,
les deux corps sont inextricablement emmêlés… jusqu’à ce que Loulou Lanchois
arrive avec un seau d’eau et le balance dans le tas. Bingo, ça les décolle
illico.
— Ça va Madame
Lamoule ? Rien de cassé ?
Elle me foudroie du
regard. J’ai comme l’impression que c’est pas demain la veille qu’elle me
refera une ristourne sur le saint-nectaire.
Bon, allez, ça va
comme ça, fini les conneries, j’ai eu ma dose pour la journée. Je fais
demi-tour et je rentre chez moi. Je pousse le portillon, je monte le perron, je
sors mes clés, j’ouvre, j’allume… Tiens… que vois-je… une lettre que quelqu’un
est venu glisser sous la porte pendant mon absence. Pas de timbre, juste une
vieille enveloppe froissée exhalant une légère odeur de fenouil :
Pour Monsieur François.
Monsieur François, je ne pourrai malheureusement pas
venir vous retrouver à la Basilique Saint-Ignace à dix-huit heures, car ce
midi, juste au moment où je raccrochais, Marcel est sorti de la cave en me
regardant avec un drôle d’air. Il n’a pas dit un mot et s’est rendu directement
à la cuisine – lui qui d’habitude n’y met jamais les pieds. Il y est resté
enfermé un bon moment, à bricoler je ne sais quoi en sifflotant des chansons de
Claude François – lui qui d’habitude ne siffle que du Pernod. En
ressortant, il m’a fait un grand sourire et il m’a dit : « Tiens ma
chérie, ce soir je mangerais bien une de ces bonnes soupes au lard dont tu as
le secret… »
Vous savez quoi, Monsieur François… j’ignore comment
il a fait son compte, mais j’ai l’impression qu’il a entendu notre conversation
et qu’il a inventé cette histoire de soupe au lard exprès pour m’empêcher de
venir à notre rendez-vous. Car le temps que j’aille au Champion
acheter 3 poireaux, 5 carottes, 5 pommes de terre, la moitié d’un chou de
milan, 5 navets, 1 céleri rave, 2 oignons, 1 fenouil, des clous de girofle, 500
grammes de haricots lingots, 1 beau jarret de lard fumé, 1 morceau de poitrine
de yak, 6 saucisses de Bamako, que j’épluche les légumes, que je les lave, que
je les coupe en petits dés, que je sale, que je poivre, que j’ajoute un rubik’s
cube , 1/2 verre de vin blanc, une cuillère à soupe de maïzena, que je fasse
cuire le tout, que je laisse mijoter, que je réserve la viande et que je mixe
les légumes, il sera largement dix-huit heures, voire même dix-huit heures trente.
Aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous
propose de remettre notre rendez-vous à demain dix-sept heures trente deux,
devant la cabine téléphonique sous le vieux platane à l’entrée du parking du
presbytère de la cathédrale Saint-Ignace.
Bien cordialement, votre dévouée
Roberta Lanchois
PS : Pour me faire pardonner, je vous ai préparé
un gâteau de riz que je déposerai chez Mme Caramotte en allant au Champion.
PS : Prenez bien soin de Michou et ne le laissez
pas se coucher trop tard !
PS : Crotte, je n’ai plus d’enveloppe.
PS : Ah si finalement je viens d’en retrouver une
vieille qui fera l’affaire.
Pauvre Roberta, encore
un rendez-vous qu’elle ne risque guère de pouvoir honorer. Quelle idée aussi de
mettre des clous de girofle dans une soupe au lard…
Je me demande vraiment
comment je vais faire maintenant pour retrouver Géraldine, mais bon, on verra
ça demain, ce soir je suis vraiment trop claqué… J’avale vite fait une part de
quiche ananas-poulet et une Danette au caramel, je me lave les dents, dépose un
bisou sur le front de Michou qui ronfle comme un bienheureux dans la poche de
ma robe de chambre puis je me glisse sous la couette avec un Johan et Pirlouit.
VIII
Margarine Blues
Je suis réveillé en sursaut par un tremblement de terre de force 7 sur
l’échelle de Munster… Non mais j’y crois pas ! Ça fait même pas
24 heures que sa Roberta a trépassé, et le père Lanchois est déjà avec la
clope au bec en train de tripatouiller le moteur de son Massey-Ferguson !
Y’a pas à dire, il a l’air vachement affecté le Marcel…
Un coup d’œil au réveil… Putain… neuf heures et demie ! J’ai carrément
pioncé comme un tourteau… En allant à la cuisine pour me servir un verre de jus
de groseille, je manque d’écraser Pioupiou et Michou assis sur le carrelage en
train de jouer aux 1000 bornes.
— Salut les gamins, ça roule ?
Ah les petits sagouins… pris dans le feu de l’action, c’est à peine s’ils
me calculent. Pas grave, ça me fait vraiment super plaisir de les voir
s’entendre déjà comme cul et chemise.
Je sors la boîte de triscottes, j’ouvre le frigo pour prendre de la
margarine… Eh merde ! y’en a plus… Me voilà bon pour aller en acheter au Champion.
Je m’habille, j’attrape mon porte-monnaie et je sors par le fond du jardin
afin d’éviter de croiser la tronche de fion du père Lanchois.
Juste à l’angle de la rue Émile
Varech et du boulevard Saint-Ignace, je tombe sur madame Caramotte en train de
promener son teckel.
— Bonjour madame
Caramotte.
— Ah, bonjour, Monsieur
François. On peut dire que vous tombez à pic, il fallait justement que je vous
voie. Hier après-midi, cette pauvre madame Lanchois – paix à ses
cendres – est passée chez moi pour déposer un gâteau de riz à votre
intention. Venez donc le chercher, c’est à deux pas. Jean-Michel ! !
Espèce de petit cochon ! !… Veux-tu bien ne pas lever la patte sur
les espadrilles de Monsieur François ! ! Excusez-le, Monsieur
François, il ne le fera plus. N’est-ce pas Jean-Michel ? ? Tu
n’urineras plus sur les espadrilles de Monsieur François, c’est bien
compris ? ? Oh ! regardez-le qui remue la queue et qui baisse
les oreilles d’un air penaud, mais quel fripon, je vous jure… C’est bien
Jean-Michel, tu es un gentil chienchien. Pour la peine, en arrivant à la
maison, Monsieur François te donnera un susucre.
Elle me prend par le
bras et m’entraîne chez elle.
IX
Vermouth à gogo
— Asseyez-vous,
Monsieur François. Vous prendrez bien un petit verre de Vermouth, le temps que
j’aille chercher votre gâteau de riz au frigidaire.
— Heu, c’est à
dire qu’il est peut-être encore un peu tôt madame Caram…
— Allons, allons,
pas de manières avec moi Monsieur François. Tenez, on va trinquer à la santé de
cette pauvre Madame Lanchois. Allez, à la bonne votre. Halala, quand même quel
malheur ce qui est arrivé à cette pauvre Roberta. Remarquez, entre nous, je ne
l’appréciais guère, mais tout de même, une mort pareille, je ne la souhaite à
personne, même pas à Madame Lamoule. En tout cas ça m’a bien perturbée cette
histoire et c’est à peine si j’ai pu fermer l’œil de la nuit. Moi qui suis déjà
tellement fatiguée en ce moment avec tout le travail que nous avons à la
mairie. Ah, mais peut-être ne vous l’ai-je pas dit ? Monsieur le Maire en
personne est venu me trouver avant-hier et m’a dit : Chère Madame Caramotte, le conseil municipal a décidé de dynamiser
l’image de Ploucamor en créant, tenez-vous bien, Monsieur François… une page internet ! ! « Vous
qui avez une si belle plume, soyez gentille de nous trousser un joli texte
vantant les charmes de notre illustre cité. » Je lui ai répondu :
« Je suis très honorée de votre
confiance Monsieur Penajouir, je vais m’y atteler immédiatement »… et
voilà plus de deux jours que j’y travaille sans relâche ; d’ailleurs ça
tombe bien, j’ai justement le brouillon dans mon sac à main. Tenez Monsieur
François, vous qui avez des lettres, jetez-y donc un œil pendant que je vous
ressers un petit Vermouth. Vous me direz ce que vous en pensez.
Ploucamor est une charmante
bourgade du Morbihan fondée en 1328 par Childebert de Kerouadek, fils aîné de
Saint-Ignace de Kerouadec, archevêque de Vannes, et de la Comtesse Lolita de
Kerguily, arrière-petite-cousine germaine du Roi Dagobert.
Nichée au bord de la forêt
domaniale de Kersauciss, arrosée par le Plouc et le Lisier, Ploucamor
offre à ses visiteurs le calme et le charme bucolique d’une petite ville de
province, mais également toutes les commodités, puisqu’elle se situe à dix
kilomètres à peine du port maritime de Krevindiou et à seulement vingt minutes
de l’aérodrome international de Saint-Glinglin.
Ploucamor surprend le visiteur
par la richesse de son architecture. L’église Saint-Ignace, par exemple, avec
ses oubliettes gréco-romanes et ses colonnes à baldaquins de style
germanopratin, attire des touristes japonais venus du monde entier.
Sur le plan sportif et
culturel, Ploucamor est certainement l’une des villes les plus dynamiques du
Morbihan. La piscine Saint-Ignace organise chaque année un concours de course
en sac et le Musée Clupéidophile "Saint-Ignace" propose une exposition permanente
de plus de 250 boîtes de sardines.
Les Ploucamoriens restent très
attachés à leurs traditions et à leur folklore ; ainsi chaque
8 décembre, célèbre-t-on sur la place Saint-Ignace, la Fête de
l’Andouille. C’est l’occasion pour les habitants de se retrouver autours d’une
bolée de chouchen et de danser jusqu’à l’aube le touisteguenn, la
bourrée-bourrée et la gavotte chaloupée au son des binious et des bombardes à
pistons.
…
— Ça me paraît vraiment très bien Madame Caramotte, je n’aurais pas
fait mieux.
— Merci Monsieur François – reprenez donc un peu de
Vermouth – c’est très gentil de votre part. Il faut dire que j’ai de qui
tenir, car feu mon oncle Norbert était clerc de notaire à Tréguidic, et ma
défunte marraine Henriette tenait une quincaillerie à Pleumeur-Boudiou.
D’ailleurs un jour, alors qu’elle revenait de la Foire de Saint-Glinglin,
figurez-vous qu’elle aperçut près du vieux calvaire de Saint-Guilledou deux
messieurs fort bien de leur personne qui…
— Excusez-moi, Madame Caramotte mais il faut vraiment que je me sauve,
sinon le Champion va être fermé.
— Ah, mais bien sûr, Monsieur François, je bavarde, je bavarde, et le
temps passe… Allez vite, sauvez-vous… Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un
autre petit verre de Vermouth pour la route, non ? Je n’insiste pas… À
bientôt, et surtout, n’hésitez pas à revenir me voir quand vous voudrez.
— Ce sera avec plaisir madame Carafiotte. Oh pardon, je suis vraiment
désolé, je crois que je viens de marcher sur la patte de Jean-Michel par
inadvertance.
Putain de Bordel de Bernique de Balai de Chiotte, j’ai bien cru que
j’arriverais jamais à m’en débarrasser, de cette vieille peau…
— Monsieur François, Monsieur François ! !
Eh merde, qu’est ce qu’il y a encore…
— Oui madame Caramotte ?
— Vous oubliez votre gâteau de riz !
X
Coin-coin Bzzzzz Mimiiii
Une barre derrière la nuque et un Tupperware de gâteau de riz sous le bras,
j’arrive juste à temps au Champion. J’achète
une barquette de margarine demi-sel, deux kilos de topinambours, des piles
alcalines et un paquet de Picorettes pour Pioupiou. Au retour, je m’arrête
faire mon tiercé et boire un Cinzano à La
petite coupole, puis je rentre à la maison, juste à l’heure pour le goûter.
Pioupiou et Michou sont vautrés sur la moquette du salon en train de jouer
au Monopoly.
— Les enfants, arrêtez ça cinq minutes et allez vous laver les mains,
j’ai ramené du gâteau de riz.
Ah les petits gougnafiasses, pas la peine de leur dire deux fois !
Faut voir comment ils se précipitent à la cuisine.
Elle serait flattée la Roberta de voir comment on fait honneur à son gâteau
de riz. Faut reconnaître qu’il est succulemment délicieux !… Y’a pas à
dire, question cuisine elle en connaissait un rayon la mère Lanchois.
Je m’empiffre, faut voir ça, un vrai morfale ! Sauf que tout à coup,
crack ! Ouch ! je mords à pleines dents dans un truc dur…
Putain ! j’me suis pété les deux couronnes du fond. Je les recrache…
pfiout… pfiout… accompagnées… pfiouuuut… d’une clé ! ! Allons bon, tu
parles d’un truc… Une fève encore, j’aurais compris, mais une
clé ! !… Y’a pas à chercher bien loin, la Roberta a dû la laisser
tomber dans la casserole pendant qu’elle touillait son gâteau de riz… et évidemment,
il a fallu que ce soit pour ma pomme.
— Coin-coin Bzzzzz Mimiiii, Coin-coin Bzzzzz Mimiii…
— Quoi, qu’est ce qu’il y a Pioupiou ?
— Coin-coin Bzzzzz
Mimiiii ! ! !
— Oh putain ! !
Étalé sur la table, agité de convulsions, les yeux révulsés et un filet de
bave lui coulant au menton, Michou est en train de virer au jaune citron.
— Michou, ça va pas ? ? réponds-moi, qu’est-ce que
t’as ? ?
— …
Bon, y’a pas trente-six solutions, faut dare-dare que je l’emmène aux
urgences.
XI
Le bouilleur de vinaigre
J’arrive en trombe à la clinique Saint-Ignace. Il n’y a que
27 personnes devant moi, mais comme le Docteur Charles-Édouard Boujemaoui
est un vieux copain d’enfance, lorsqu’il m’aperçoit derrière la vitre sans
tain, il pose son Pif Poche et me
fait discrètement signe de passer.
— Salut François, quel bon vent t’amène ?
— Salut Charles-Édouard, c’est pour Michou, mon petit cornichon… Il
vient de faire un malaise juste après avoir mangé du gâteau de riz.
— Eh bien on va regarder ça… hmm… voyons voyons… oui… d’accord… je
vois… oui… hmmm… ha ! hou ! houlala mon Dieu mon Dieu… aïe aïe aïe…
Bien bien bien… François, mon ami, ton cornichon fait une cataroxizamitose
aiguë, en d’autres termes, un empoisonnement crypto-fibrulaire provoqué par une
sévère allergie à l’amidon. C’est extrêmement grave car, à l’heure actuelle, le
seul antidote connu pour traiter cette pathologie consiste à faire prendre
rapidement au malade un bain de pieds au vinaigre de pastèque. Le problème,
c’est que le vinaigre de pastèque, ça fait belle lurette qu’on n’en trouve
plus ! François, tu vas devoir être courageux, mais j’ai bien peur que ton
cornichon ne passe pas la nuit. Oui, Madame Lamotte… ? Vous vouliez me
parler ? François, je te présente Madame Lamotte, ma secrétaire nonagénaire…
— Excusez-moi, Docteur, vous êtes bien sûr trop jeune pour vous en
souvenir, mais de mon temps, il y avait justement à Ploucamor un bouilleur de
vinaigre de pastèque fort réputé ; on venait même de très loin pour lui en
acheter. Jusqu’au jour où sa femme le quitta pour un gros cornichon normand. Il
voua dès lors une telle haine aux cucurbitacées qu’il suspendit sa production,
refusant catégoriquement de vendre ses stocks même durant la terrible épidémie
de 1961, condamnant ainsi à une mort affreuse des centaines de petits
cornichons innocents. De ce jour, on ne revit plus jamais la moindre fiole de
vinaigre de pastèque à Ploucamor, mais peut-être ses descendants en
conservent-ils encore quelques-unes chez eux ? Il vivait, me semble-t-il,
rue Émile Varech, et s’appelait, voyons voir, laissez-moi réfléchir, attendez
que je me souvienne, je l’ai sur le bout de la langue, ne bougez pas ça va me
revenir… … Lamproie… Langlois… Lancia… Lanchois ! ! Oui c’est ça, Firmin Lanchois !
XII
Des trucs sous mes doigts
Dix-huit heures
trente… De retour à la maison, je cogite sévère en faisant des allers-retours
dans le jardin…
Firmin Lanchois… Le
père de Marcel… non mais tu parles d’une coïncidence… Ça voudrait dire que
Marcel Lanchois posséderait peut-être encore dans sa cave des fioles de
vinaigre de pastèque de son paternel… Le problème, c’est qu’il me déteste
autant que son vieux détestait les cornichons… Alors même s’il en avait, pfff…
aucune chance qu’il m’en cède… Et l’état de Michou qui empire à vue d’œil…
c’est à peine s’il arrive encore à respirer… Il faut absolument que j’essaie de
le sauver… coûte que coûte… Y’a qu’une seule solution… faut que… je
m’introduise en douce dans la cave des Lanchois… Le bon point, c’est qu’on est
vendredi soir, et qu’à sept heures pétantes, tu peux être sûr que le père
Marcel va aller faire sa partie de Crapette au Cochon rieur. Non, le vrai problème, c’est les trois frangins… Ah
ben tiens, justement, les voilà qui sortent de chez eux… Allons bon, v’la
qu’ils ont mis leurs salopettes du dimanche… et qu’ils grimpent sur leur
tracteur… Bon sang, suis-je bête ! Ce soir c’est la Foire à la Saucisse de
Krevindiou !
Tu penses bien que ces trois abrutis ne manqueraient ça pour rien au monde.
Bon, alors là, plus la moindre hésitation ! !… Dès que Marcel décanille…
j’investis la place !
Dix-neuf heures six… Comme prévu, le père Lanchois est parti y’a cinq
minutes faire sa crapette. D’habitude il ne rentre jamais avant vingt-et-une
heures. Ça me laisse largement le temps… Personne dans les parages, pas de mère
Lamoule à l’horizon… Je saute par-dessus la haie, j’enjambe le massif
d’hortensias et me voilà dans le jardin des Lanchois… La porte de devant est
fermée, évidemment, mais avec un peu de chance la porte de la véranda… non,
chiotte ! elle est fermée aussi… Je fais le tour de la maison… eh merde,
toutes les fenêtres sont bouclées… à moins que… Yes ! Le soupirail de la
cave est mal fermé ! Ça tombe bien, la cave, c’est justement là que je
voulais aller.
Pas évident mais à force de contorsions, ça y est, j’y suis… J’allume ma
lampe de poche… bon, voyons ça… une table bancale, des chaises cassées, un
panier percé, un gros bahut à moitié bouffé par la vermine rempli de tout un
tas de cochonneries, des piles de vieux magazines, des fers à repasser en
fonte, un service de table ébréché, des bouquins moisis, une gourde cabossée,
un seau à charbon, un pot de chambre à roulettes, une cloche à fromage, un
casque à pointe, des boules de pétanque, un manche d’aspirateur, un vieux
réchaud, un cabas, un escabeau… c’est juste une cave quoi, comme n’importe
quelle cave, avec tout un tas de saloperies… Ah, voyons voir là-bas près de la
bonbonne de gaz… y’a quelques casiers à boutanches… hmmm… quatre bouteilles de
bordeaux, une bouteille de cidre, une bouteille de Clairette de Dijon… mais pas
l’ombre d’une fiole de vinaigre de pastèque… … à moins que… là-bas dans le
fond, derrière cette sorte de rideau en toile de jute… qu’est-ce que… une
porte en fer !… Je l’ouvre… ha non, meeeeerde, je l’ouvre pas, elle
est fermée à clé… Merde, merde et merde ! Bon ben c’est pas la peine
d’insister, ce coup là c’est foutu, j’ai plus qu’à repartir par où je suis
venu… et mon Michou qui va mourir… mon petit Michou… il est là au fond de ma
poche qui ne bouge quasiment plus, c’est la fin… Je le sors pour le regarder…
quelle pitié… une caresse sur la tête, un bisou sur le front, je le redépose
délicatement dans ma poche … tiens… qu’est-ce que c’est que ces trucs sous mes
doigts… ah ouais, mes deux couronnes et la clé qu’étaient dans le gâteau de riz…
Mais au fait… j’y pense… et si des fois… non, faut pas rêver, ce serait trop
beau… À tout hasard je la mets quand même dans la serrure… sait-on jamais… je
la fais tourner… Oui ! ! ! Merci Roberta ! ! !
J’ouvre la porte et là… Waow ! ! Incroyable ! ! !
XIII
Succulus Sanctuarium
Autant la première cave était toute pourrie, bordélique, crado, autant on a
l’impression que celle-ci vient d’abriter les ébats de Monsieur Propre et de la
Fée du Logis. Pas un pet de poussière, des murs immaculés, du carrelage étincelant…
Sur chaque mur, des étagères remplies de bocaux et de boîtes de conserves
alignés au cordeau.
Émincé de Paon à la Cannelle,
Mousse de Serpolet au Réglisse, Roupettes de Ragondins à la Gelée de Porto,
Céleri Rave à la Mode de Gand, Profiteroles de Chou Chinois à l’Estragon,
Méli-mélo de Limaces en Papillotes, Sauté de Kangourou aux Petits Pois du
Mexique, Suprême de Salsifis au Ricard , Gigolette de Fennec, Langue de Bison
aux Airelles Sauvages, Hamsters Farcis à la Banane, Quenelles de Zèbre aux Ignames,
Magret d’Alpaga Sauce Braquemart… et c’est comme ça tout le long… des centaines de
conserves, et que des grands crus… J’hallucine ! Y’en a pour une véritable
fortune… Et tout à coup me revient à l’esprit ce fait divers qui avait défrayé
la chronique il y a une dizaine d’années… le fameux casse du Musée Succulus de la Conserve et du Bocal…
Déjouant tous les systèmes de sécurité, quelqu’un était parvenu à s’introduire
dans le musée pendant la nuit et avait fait main basse sur la collection privée
du magnat russe Vladimir Gloutonov…
Et voilà qu’en venant chercher du vinaigre de pastèque, je découvre que le
coupable, c’était Marcel Lanchois ! ! Non mais quelle
histoire ! !
Mais le plus extraordinaire, ce n’est pas cette incroyable collections de
boîtes de conserves ; non, ce qui me fascine carrément, c’est une superbe
machine trônant au milieu de la pièce… l’Alambic à vinaigre ! Rutilant,
d’une incroyable complexité et qui semble être encore en parfait état de
marche…
Il se compose de deux semi-sphères en cuivre, l’une fixée sur un trépied en
ronce de noyer et l’autre amovible, montée sur un axe rotatif à piston.
J’imagine qu’on devait déposer la pastèque entière dans la semi-sphère
inférieure, que l’autre semi-sphère venait s’emboîter par dessus, et
qu’ensuite, grâce à un jeu de contrepoids, de vérins à bretelles et de clapets
à bascule, elles se mettaient à exercer par un mouvement concentrique une
terrible pression sur la pastèque, la comprimant à tel point qu’elles en
exprimaient tout le jus jusqu’à la dernière goutte. Le jus circulait alors à
travers un entrelacs de tubes et de tuyaux en laiton jusqu’à un cucurbite à
éolienne où s’opérait la distillation proprement dite grâce à un processus
d’irisation thermogénique au cours de laquelle les vapeurs s’élevaient le long
d’un chapiteau conique afin de rejoindre un serpentin hélicoïdal à axe vertical
en passant par un col de cygne, jusqu’à l’obtention de vinaigre par transmutation,
lequel venait alors se déposer goutte à goutte dans une vasque d’où il était
ensuite acheminé dans des fioles aseptisées au moyen de pipettes pneumatiques.
Y’a pas à dire, le génie humain, c’est quand même quelque chose.
Au pied de la machine, un coffre en bois de santal. Et dans le coffre…
douze petites fioles, remplies… de vinaigre de pastèque ! J’en chiale
d’émotion… Michou est sauvé ! !
Vite je le sors de ma
poche… mais c’est trop tard… Il est mort.
XIV
Le congélateur
Michou, mon Michounet, mon petit cornichounet d’amour… Tu n’peux pas me
faire ça… Non, pitié mon petit Michouchou… Reviens, reviens ! !
Revieeeeeeeeeens ! ! !
Désespéré, je l’embrasse, l’inonde de mes larmes, le berce, le caresse, le
regarde, le respire, le cajole, mais rien à faire, c’est trop tard, j’entends
déjà… dans le lointain… sonner le glas… et puis aussi… comme un bruit sourd…
j’entends… j’entends !… J’entends au loin… comme un tout petit battement…
le tout petit battement d’un tout petit cœur… Et s’il était seulement en catalepsie ?
Et s’il restait encore en lui une infime parcelle de vie ?… Soudain un fol
espoir m’envahit, j’ouvre fébrilement une des fioles de vinaigre et – au
diable les bains de pieds ! – je l’y plonge entièrement.
D’abord, il ne se passe rien : Michou reste là, en suspension, qui
monte et qui descend tout doucement le long de la fiole ; mais au bout de
quelques instants, il semble s’opérer comme un léger changement… On dirait que
Michou… commence à reverdir ! Soudain, le voilà qui ouvre un œil, et puis
l’autre, qui se met à bouger, d’abord imperceptiblement, et puis un peu plus
vite, et puis de plus en plus rapidement… Le voilà qui s’agite, m’aperçoit, me
sourit, se met à faire de folles cabrioles au fond de sa fiole, et qui rigole,
rigole… le voilà qui fonce vers le fond puis qui d’une poussée se propulse tout
de go le long du goulot, en surgit tel un diablotin hilare et vient atterrir
sur ma tête, se laisse glisser le long de ma joue, me tire sur la moustache, me
fait des bisous, des chatouilles… J’en tombe à genoux… Alléluia, youpi youpi
ya ! Mon Michou, te revoilà ! !
Ah mon Michou, quelle joie ! !… Rentrons vite à la maison
annoncer à Pioupiou que tu es guéri, crions-le sur les toits ! Allez
viens, saute vite dans ma poche et partons d’ici… Mais avant, attends juste…
une toute petite seconde … le temps de jeter un œil sur cette énorme barrique
en chêne posée contre le mur du fond… je me demande bien ce qu’elle peut
contenir… Ah ben tiens, regarde, c’est écrit dessus : Harengs en Saumure… Ben dis donc, il doit carrément y en avoir pour
un régiment… et là, ce grand congélateur tout blanc ? Qu’est-ce que Marcel
peut bien garder dedans ?… Je soulève le couvercle pour regarder…
Horreur ! ! ! D’un seul coup, c’est comme si j’étais devenu fou…
Mon cœur bondit, mes cheveux se dressent, mes genoux se dérobent,… Dans ce
congélateur, il y a une femme, toute bleue, pliée en deux, les yeux grand
ouverts, figée pour l’éternité… Roberta Lanchois !
Roberta Lanchois qu’avant-hier soir j’ai vu partir sur un brancard, morte, carbonisée,
en direction de la morgue, et que je retrouve aujourd’hui… dans le congélateur
de Marcel.
— Alors le p’tit Trouduc, comment qu’y la trouve t’y donc la
Roberta ? ?…
Et sans même attendre que je lui réponde, Marcel Lanchois, qui en silence
s’était glissé derrière moi, m’assomme avec une boite de confit d’oie.
XV
L’épluche-légumes
Je me réveille nu comme un ver, bâillonné, pieds et poings liés,
étroitement ligoté sur un tabouret de cuisine. En face de moi, Marcel Lanchois,
qui me sourit gentiment, en aiguisant bien consciencieusement un gros
épluche-légumes…
— Alors le Trouduc… Comment c’est y don’ qu’il a t’y bien dormi ?
— Hmmm… hmmmm…
— Quoi ? Qu’est ce qui dit don’ ? J’l’entendions pas très
bien…
— Hmmm… hmmmm…
— Mais articule donc bougre d’andouille !
— Hmmm… hmmmm…
— Quoi donc ? Ça ? Ma foué oui, c’t’un épluche-légume
qu’j’avions acheté au Champion la
semaine dernière. L’est beau hein ?
— Hmmm… hmmmm…
— À quoi donc que j’vais t’y ben m’en servir ? Ben c’est ben
simple, mon gamin… J’aimions point trop les p’tits trouducs dans son genre qui
viennent pointer leurs nez là où qu’ils devraient pas… Faut qu’y s’mette à ma
place… j’pouvions point l’laisser r’partir maint’nant qu’y sait qu’j’étions
l’gaillard qu’avions fait le casse du Musée d’la Bouète de Conserve… Alors ma
foué, il m’laisse point trop l’choix. Il voit tous ces bocaux vides là-bas,
près de la porte ? Eh ben j’m’en vais l’éplucher bien proprement en
p’tites lamelles, et après, ma foué, j’m’en va en remplir tous ces bocaux qu’j’emmènerons
la s’maine prochaine à la fouère de Saint-Glinglin pour les vendre à des
parigots en leurs disant qu’c’est de l’émincé d’veau…
— Hmmm… hmmmm… hmmmmmmmmmmmmmmmm…
— Voyons mon p’tit Trouduc, fais don’ point ta chochotte… tu verras,
c’est rien du tout… Tu sentiras rien… Avec cet épluche-légumes bien aiguisé, en
même pas une heure, ce s’ra terminé…
— Hmmm… hmmmm… hmmmmmmmmmmmmmmmm…
— Bah v’la t’y pas qu’y d’vient tout vert, mon gamin… Avec la Roberta
qu’est tout’ bleue, y’a pas à dire, vous faites la paire… Ben oui mon gars,
t’as point rêvé… Dans l’congélo, c’est bien elle que t’as vu, la mère Roberta,
la vraie, l’unique… L’autre, celle que j’ai zigouillée avant-hier avec la
moulinette à légumes, c’était sa sœur jumelle, la Gabrielle… Quand j’les ai
connues à la Fouère à la Saucisse de Krevindiou, j’avais mes trois gamins
qu’étaient ben tristes pasque leur mère était morte après que j’l’avions
poussée du haut d’l’échelle par inadvertance… Comme j’étions plutôt bel homme,
la Roberta et la Gabrielle sont tombées toutes deux fort éprises de moué, mais
l’a ben fallu choisir : alors j’ai pris la Roberta, qu’avait une gamine
ben mignonne et une poitrine ben plus appétissante que celle de sa frangine… De
s’voir rejetée comme ça, la Gabrielle en a été bien fâchée, et s’est mise à
détester sa sœur qu’c’en était une horreur… Avec la Roberta tout allait bien,
jusqu’à c’fameux jour qu’ j’avions fait l’casse du Musée d’la Bouète de
Conserve… D’un coup, sous prétexte qu’j’étions dev’nu un richard, vlà t’y pas
qu’elle se met en tête d’avoir de nouveaux sabots… J’lui ai dit non ma fille,
pas question… les tiens, d’sabots, sont encore ben loin d’être usés… alors
t’attendras pour en changer… Mais rien à faire, elle en démordait pas la garce…
« J’veux des sabots, j’veux des sabots ! »… Un soir, v’la t’y
pas qu’elle me dit comme ça : Marcel, soit tu m’payes de nouveaux sabots,
soit j’m’en allions dire aux gendarmes que c’est toué qu’avions fait l’casse du
musée… Ça a fait ni une ni deux, j’lai zigouillée et j’l’ai rangée dans
l’congelo. Le lend’main j’ai appelé la Gabrielle et j’lui ai dit : écoute
ma fille, t’avais raison, ta sœur n’valait rien du tout, en fait c’est toi
qu’j’aimions… viens donc vivre à la maison, comme tu lui ressembles comme deux
gouttes d’eau, on t’appellera par son prénom pour point qu’ça jase dans le
quartier, et le tour sera joué… Et ça aurait pu durer comme ça encore un bon
moment, pasqu’elle était ben chaudasse la Gabrielle, et faut r’connaitre
qu’elle me mitonnait de bon p’tits plats… Mais voilà, il a fallu qu’elle fasse
aussi une grosse bêtise, à prétendre aller te raconter des trucs que j’voulions
pas… Alors, j’ai pas eu l’choix et je lui ai fait le coup de la soupe au lard…
… Bon ben c’est pas l’tout mon gars, on va pas non plus y passer la nuit et
j’aimerions autant terminer c’t’affaire avant le retour de mes trois couillons…
Allez, mon p’tit Trouduc, fais donc une prière à Notre Dame de Guiliguily si ça
t’chante, pasque va falloir que j’me mette au travail…
Et Marcel Lanchois pose son économe sur ma cuisse.
— Eh oui mon gamin, faut
ben commencer par quequ’ chose…
Je ferme les yeux…
AAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !!!!!!!!!!
XVI
La liqueur d’artichaut
AAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !!!!!!!!!!
Évidemment, bâillonné comme je le suis, ça ne peut pas être moi qui crie
comme ça… Non, celui qui hurle comme un putois… c’est Marcel Lanchois !
Avec ses épinards, le père Popeye peut aller s’rhabiller comparé à mon
Michou dopé par le vinaigre de pastèque millésimé dont il est imbibé de la tête
au pied.
Il a surgi de la poche de ma vareuse comme une fusée et s’est rué sur
Marcel… Et le voilà qui lui mord le nez tout en lui crachant des jets de
vinaigre dans les yeux… Marcel est aveuglé, il hurle, se débat, cherche à l’attraper,
mais rien à faire : plus vif que l’éclair, Michou lui rentre dans
l’oreille, lui cisaille le tympan, en ressort à la vitesse de la lumière, lui
ratiboise les sourcils, lui arrache les paupières, lui lacère la pomme d’Adam…
Vas-y Michou ! !
Au même instant – Coin-coin Bzzzzz Mimiiii, Coin-coin Bzzzzz
Mimiii ! ! !… – voilà Pioupiou qui déboule, tellement
inquiet à notre sujet lorsqu’il a vu Marcel rentrer chez lui, qu’il est
descendu, a traversé la rue, est entré dans le jardin, à sauté par le soupirail
et se précipite à présent sur le Lanchois pour lui coller des grands coups de
bec dans les noix.
Entre Michou qui lui ravage la tronche et Pioupiou qui lui explose les
balloches, Marcel devient hystérique… Il se débat, titube, trébuche… s’étale de
tout son long... et sa tête vient s’encastrer en plein dans le réceptacle à
pastèque de l'Alambic à Vinaigre. Sous le choc, la machine s’enclenche, le
couvercle pivote, bascule et se referme sur lui. Contrepoids, vérins, clapets,
tout se met en branle… les deux sphères se resserrent inexorablement autours de
son crâne, et le pressent avec une telle force qu’on entend soudain
d’abominables craquements… c’est insoutenable… sous la pression, le tronc de
Marcel se détache de sa tête et choit sur le carrelage, en répandant des jets
de sang. Quelle horreur ! ! ! Un jus ignoble se met à circuler
dans les tuyaux en laiton, monte le long du cucurbite à éolienne, arrive au col
de cygne, passe par le serpentin puis retombe, goutte à goutte, dans la vasque
à pipettes.
Le père Lanchois est mort, transformé en vinaigre.
Pendant que Marcel se fait vinaigrifier, Pioupiou ne perd pas son
temps ; de son bec il détache mon bâillon et cisaille mes cordes tandis
que Michou me couvre de bisous.
— Bon c’est pas tout ça les enfants, maintenant va falloir bien
nettoyer avant le retour des trois crétins…
Éponger le sang, nettoyer la machine, ça va encore, mais comment se
débarrasser du corps de Marcel Lanchois ?… Dans le congélo ? Pas
question, c’est déjà complet… Non, la seule solution, ça serait peut-être de
voir s’il n’y a pas de la place dans cet énorme tonneau de harengs… Je soulève
péniblement le couvercle… tiens c’est marrant, je m’attendais à ce que ça sente
le poisson, mais ça sent… la liqueur d’artichaut. Je me penche et je vois… une
sorte de pompe à perfusion remplie d’un liquide sombre… et puis plus bas, au
fond du tonneau, il y a une forme, la forme de quelqu’un en train de dormir,
recroquevillé en chien de fusil… mon Dieu !… C’est
Géraldine ! ! !
XVII
Les pommes de terre de Ploërmel
Géraldine est maintenant allongée sur le carrelage. Je l’ai sortie du
tonneau de harengs et lui ai ôté cette perfusion de liqueur d’artichaut qui la
maintenait en léthargie. Petit à petit, c’est comme si elle revenait à la vie.
Elle ouvre un œil et me sourit…
— Salut mon chéri, t’as l’air en pleine forme.
Tiens c’est vrai, avec tout ça, je n’ai pas encore pris le temps de me
rhabiller…
— Bonjour, ma Géraldine. Mais comment se fait-il que je te retrouve
ici ?
— Je vais tout te raconter.
Pioupiou et Michou se précipitent sur mes genoux.
— Je suis la fille de Roberta Armorbic, maraîchère à Ploërmel, et de Jean-Théodore Geraldinit, Prince Hospodar de
Moldavie. Il y a vingt-quatre ans, le Prince Jean-Théodore séduisit ma mère alors qu’il était venu à Ploërmel
pour acheter des pommes de terre. Leur passion fut intense mais brève, du fait
d’une trop grande différence de classe sociale. Ma mère resta à la ferme, et le
Prince repartit en Moldavie avec ses pommes de terre. Je naquis neuf mois plus
tard et ma mère m’éleva tant bien que mal avec l’aide de sa sœur jumelle,
Gabrielle. Les années passèrent jusqu’à ce jour où elles rencontrèrent Marcel
Lanchois à la Foire à la Saucisse de Krevindiou. Toutes deux en tombèrent
amoureuses mais c’est ma mère qui l’épousa.
Dès lors, ma vie fut un enfer. Les trois fils que Marcel avait eus d’un
précédent mariage n’arrêtaient pas de me pincer les fesses, tandis que leur
père m’obligeait chaque matin à manger des harengs saurs au petit-déjeuner. À
dix-sept ans, pour échapper à ce cauchemar, je me suis enfuie en Moldavie où j’ai
fini par retrouver le prince Jean-Théodore,
mon père.
Je suis restée six ans à ses cotés au château de Patatoski.
Mais, la semaine dernière, il a fait une mauvaise chute en jouant au
jokari, et les médecins ne lui donnent plus guère que quelques semaines à
vivre. Il m’a appelée, m’a embrassée et m’a dit : « Ma fille, je vais
bientôt mourir et tu seras mon héritière, mais j’ai une dernière volonté :
je veux avant de trépasser une fois encore pouvoir manger des pommes de terre
de Ploërmel. » Je lui ai dit : « Père, j’irai vous en chercher,
et j’en profiterai pour aller embrasser ma mère. »
Lorsque je suis arrivée, j’ai tout de suite vu qu’il y avait quelque chose
qui clochait… Ma mère semblait distante et sa poitrine beaucoup moins opulente.
J’ai fini par comprendre que c’était ma tante. Aussi, l’autre matin, après
t’avoir quitté, suis-je allée voir Marcel et lui ai-je demandé : « Où
est passée ma mère ? »… Il m’a dit : « Assieds-toi don’ ma
fille, j’m’en allions tout t’expliquer ; mais avant, buvons don’ le p’tit
verre de l’amitié »… Il a sorti une bouteille de cidre bouché, on a
trinqué… et je me suis réveillée à la cave, ligotée, avec Marcel à mes côtés. Il m’a dit : « Tu vois, ma
fille, j’avions dû congeler ta mère, mais toi, je crois ben qu’j’allions
t’conserver, histoire que mes trois p’tits couillons puissent un peu
s’amuser. » Puis il m’a branché une perfusion de liqueur d’artichaut et m’a enfermée dans
ce tonneau.
Bouleversé par cet édifiant récit, je tends mes bras à Géraldine, elle s’y
blottit et elle me dit : « Mon chéri… j’ai vraiment très envie
de faire pipi. »
XVIII
"L’écho de Ploucamor"
Samedi
17 Juin– Encore un drame lié à l’alcool
" Hier soir vers
23 : 30, les frères Lanchois, à la suite d’un malheureux concours de
circonstances, ont trouvé la mort au volant de leur tracteur alors qu’ils
rentraient, passablement éméchés, de la Foire à la Saucisse de Krevindiou.
Notre sympathique concitoyenne
et secrétaire de mairie, Mme Caramotte, était tranquillement en train de
promener son adorable petit teckel Jean-Michel, lorsqu’elle rencontra, à
l’angle du Boulevard Saint-Ignace et de la rue Émile Varech, le docteur
Charles-Édouard Boujemaoui, qui revenait du bordel de la rue des Saints-Pères.
Ils s’arrêtèrent et devisèrent fort civilement, jusqu’à ce que Jean-Michel, saisi
d’un irrépressible besoin d’uriner, se soulage sur les mocassins du docteur
Boujemaoui. Ce dernier prit fort mal la chose, et empoigna par la peau du cou
le malheureux teckel, qu’il fit tournoyer et projeta au loin, juste au moment
où les frères Lanchois arrivaient au volant de leur tracteur. Il semble que
Riri Lanchois, le conducteur, ait pris Jean-Michel pour une saucisse volante,
et qu’en suivant des yeux sa trajectoire, il ait perdu le contrôle de son
véhicule, lequel est venu violemment s’encastrer dans la vitrine de la crèmerie
de Mme Lamoule qui dormait paisiblement à l’étage. Sous la violence du choc, le
plafond s’est effondré et Mme Lamoule s’est écrasée au rez-de-chaussée dans une
bassine de lait caillée. Aux dernières nouvelles, ses jours ne seraient pas en
danger. Les frères Lanchois, quant à eux, sont morts sur le coup."
XIX
Bas les masques
En ce beau dimanche pluvieux du mois de juin, les cloches de la cathédrale
Saint-Ignace sonnent à toute volée. On célèbre aujourd’hui le mariage de
François Troudic et de Géraldine Armorbic-Geraldinit.
Tous les Ploucamoriens semblent s’être donné rendez-vous pour assister à
l’événement. Aux premiers rangs, on retrouve Françoise Binic, la tenancière de l’Ami des Sports, assise à côté de Mme
Caramotte tenant sur ses genoux Jean-Michel, son petit teckel ; un peu
plus loin, engoncée dans sa minerve, Mme Lamoule fait la causette avec Mme
Lamotte, la secrétaire nonagénaire du docteur Charles-Édouard Boujemaoui, lui
même en grande conversation avec M. Penajouir, maire de Ploucamor. On aperçoit
aussi M. Francis Loseille, le directeur du Champion,
accompagné de son épouse Philiberte, M. et Mme Ploufalo, gérants de la piscine
Saint-Ignace, M. Claude Léger, conservateur du Musée de la Sardine, les
pharmaciens M. et Mme Bomedoc…
Soudain
la foule s’agite et les sonneurs de Trouvadec attaquent la Marche des Berniques.
Les mariés s’avancent jusqu’à l’autel, accompagnés de leurs garçons d’honneur,
Pioupiou et Michou, très élégants dans leurs petits costumes de marins.
Le
Père Labite, recteur de Saint-Ignace, reçoit les mariés aux pieds de l’autel.
— Géraldine
Armorbic-Geraldinit,
acceptez-vous de prendre pour époux François Troudic, ici présent ?
Elle me regarde en souriant…
— Non.
Un murmure de stupéfaction parcourt l’assistance.
Alors Géraldine s’empoigne les cheveux et les retire d’un coup sec… une
perruque !
Puis elle saisit son visage et tire dessus violemment, arrachant un masque
de latex… Stupeur ! Ce n’est pas Géraldine, mais Gwenaëlle Beaunichon, son
amie d’enfance.
Riant aux larmes, Géraldine sort alors du confessionnal où elle s’était
cachée. Ces deux coquines m’ont fait une blague.
— Ah mon chéri, tu aurais vu ta tête, c’était vraiment trop drôle…
Le Père Labite commence à s’impatienter.
— Ça y est, mademoiselle Géraldine, on peut y aller ?
— Oui, oui, excusez-moi, Monsieur le Recteur.
— Bien. Géraldine Armorbic-Geraldinit, acceptez-vous de prendre pour
époux François Troudic, ici présent ?
— Oui ! !
— François Troudic, acceptez-vous de prendre pour épouse Géraldine Armorbic-Geraldinit,
ici présente ?
— Sans façon, merci.
Géraldine blêmit et
ses yeux se remplissent de larmes, tandis que l’assistance murmure de plus
belle.
Alors d’un geste sûr,
je m’empoigne le visage et arrache d’un coup sec mon masque de latex…
Stupeur !… Je ne suis pas moi-même, mais Pierrick Leveau, mon ami
d’enfance. Rigolant comme une baleine, je m’extirpe de dessous l’autel où je
m’étais caché.
— Hahaha, hohoho,
tu aurais vu ta tête, ma chérie, c’était vraiment tordant…
Cramoisi, le Père
Labite commence à étouffer sous sa soutane…
— C’est pas
bientôt fini non ! ! Vous croyez que je n’ai qu’ça à
faire ! !
— Excusez-nous,
mon Père, ça ne se reproduira plus.
— J’espère
bien ! Bon… François Troudic, acceptez-vous de prendre pour épouse Géraldine Armorbic-Geraldinit,
ici présente ?
— Oui ! !
— Eh bien en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, et patati et
patata… je ne vous déclare pas mari et femme, ça vous fera les pieds !
Nous en restons comme deux ronds de flan.
Alors d’un seul coup, le Père Labite arrache sa soutane et son masque de
latex… Stupeur ! ! Ce n’était pas le Père Labite, mais M. Laquête, le
bedeau.
Comme un diable hors de sa boîte, le Père Labite surgit hilare du haut de
la chaire.
— Hahaha, lol et triple lol, avouez que je vous ais bien eus, hein,
bande de petits chenapans !
Dans l’assistance c’est du délire, chacun empoigne les cheveux de sa
voisine, tire sur le visage de son voisin et là… Stupeur ! !
Françoise n’est pas Françoise mais Mme Lamoule, M. Penajouir n’est pas M.
Penajouir mais M. Loseille, Mme Caramotte est Mme Lamotte, Mme Ploufalo est
Françoise Binic, Charles-Édouard Boujemaoui est Jean-Michel, Mme Lamotte est
Mme Bomedoc, et ainsi de suite…
C’est qu’on est des sacrés mariolles à Ploucamor.
Une fois le calme revenu, lorsque chacun a recouvré son identité, le Père
Labite finit enfin par nous marier.
Nous sortons ensuite sur le parvis sous une pluie de bigorneaux et de
crevettes grises que la foule nous jette en poussant des vivats.
Puis nous montons dans une charrette à bœufs et partons en Moldavie
apporter des pommes de terre au Prince Jean-Théodore Geraldinit.
FAIM